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"Wallonie picarde" : quand un nom "nouveau" a 95 ans

"Wallonie picarde" : quand un nom "nouveau" a 95 ans
© visitwapi.be - Coralie Cardon

En 2006, le Conseil de Développement créait officiellement la "Wallonie picarde". Un nom moderne, fédérateur, pensé pour donner une identité à un territoire. Sauf qu'en 1930, ce nom existait déjà. Histoire d'une redécouverte involontaire.


La scène : 2006, on invente un nom

Nous sommes en juin 2006. Une soixantaine de représentants des "forces vives" du Hainaut occidental se réunissent. L'objectif : trouver un nom qui colle à l'identité du territoire. "Hainaut occidental" ? Trop administratif. "Picardie wallonne" ? Trop clivant, certains partis politiques et une partie de la population ont protesté.

Après réflexion, forums publics et débats, le choix se porte sur "Wallonie picarde".

L'expression fait mouche. Elle reconnaît la spécificité linguistique (le picard) tout en ancrant le territoire dans la Wallonie. Elle sonne moderne, équilibrée. Les institutions l'adoptent progressivement : Notélé devient "du Grand Tournai à la Wallonie picarde", la Chambre de commerce se rebaptise, le nouvel hôpital fusionné prend le nom de CHwapi (Centre Hospitalier de Wallonie picarde).

Tout le monde est content. On a trouvé LE nom.

Sauf que...


La découverte : 1930, une revue agricole

15 décembre 1930. Dans les pages de "La Vie à la campagne : travaux, produits, plaisirs", une revue spécialisée dans l'architecture rurale et l'agriculture, paraît un article sur les "Modèles régionaux d'habitations rurales".

L'auteur, décrivant l'évolution de l'architecture des fermes belges, consacre une section entière à... la "WALLONIE PICARDE".

Noir sur blanc. En gros titre.

Le texte, parfaitement naturel, explique :

"En Wallonie picarde, les Habitations rurales sont situées dans les fonds; ce pays est d'ailleurs peu vallonné. La construction, basse, allongée, était autrefois couverte de chaume et bâtie en torchis; plus tard, on employa les briques cuites du pays..."
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Aucune hésitation. Aucune justification. Le terme "Wallonie picarde" est utilisé comme une évidence géographique, au même titre que "Tournaisis" ou "Ardenne".

76 ans avant le Conseil de Développement, le nom existait déjà.


Comment perd-on un nom ?

La question qui se pose est fascinante : comment un terme utilisé en 1930 peut-il complètement disparaître de la mémoire collective pour être "réinventé" en 2006 ?

Plusieurs hypothèses :

1. Le contexte d'usage

En 1930, "Wallonie picarde" est un terme descriptif utilisé dans des cercles spécialisés : géographes, architectes, agronomes. C'est une dénomination pratique pour décrire une zone où l'architecture rurale présente des caractéristiques communes liées au dialecte et à la culture picarde.

Mais ce n'est pas une entité administrative. Pas de panneau "Bienvenue en Wallonie picarde" aux entrées de villages. Pas de fédération politique. Juste un outil descriptif dans des publications savantes.

2. La domination du terme "Hainaut occidental"

Dans les années 1950-1960, le géographe Robert Sevrin impose académiquement le terme "Hainaut occidental" dans sa thèse de doctorat (1953). Cette dénomination administrative, bien que trouvée "un peu par défaut" selon ses propres mots, s'impose dans toutes les institutions : partis politiques, syndicats, mutuelles, enseignement.

"Hainaut occidental" devient LA référence. "Wallonie picarde" tombe dans l'oubli.

3. La mémoire institutionnelle

Entre 1930 et 2006, personne dans les discussions sur le nouveau nom ne semble avoir consulté les archives géographiques anciennes. Les débats de 2004-2006 partent du principe qu'on crée quelque chose de neuf.

Logique : qui va chercher dans des revues agricoles des années 1930 quand on réfléchit à un projet de territoire moderne ?


D'autres mentions anciennes ?

La découverte de cet article de 1930 pose une question vertigineuse : est-ce la seule mention ancienne de "Wallonie picarde" ?

Probablement pas.

Le terme était peut-être courant dans :

  • Les manuels de géographie régionale des années 1920-1940
  • Les études dialectologiques sur le picard en Belgique
  • Les publications de sociétés savantes locales
  • Les guides touristiques de l'entre-deux-guerres

Une recherche systématique dans les archives de la presse locale (Le Courrier de l'Escaut, Le Courrier du Tournaisis) et les fonds des bibliothèques patrimoniales pourrait révéler d'autres occurrences.

Si quelqu'un trouve une mention antérieure à 1930, qu'il se manifeste !


L'ironie douce de l'histoire

Il y a quelque chose de poétique dans cette histoire.

En 2004-2006, des dizaines de personnes ont débattu, organisé des forums publics, pesé chaque mot. "Picardie wallonne" ou "Wallonie picarde" ? L'ordre des mots avait son importance. Certains y voyaient une question d'identité wallonne vs picarde, d'ancrage régional vs reconnaissance linguistique.

Et pendant tout ce temps, le "bon" nom dormait tranquillement dans les archives, utilisé avec évidence par un chroniqueur agricole de 1930.

Ce n'est pas une critique. C'est juste l'une de ces malices que l'histoire aime nous jouer.

On n'a pas inventé "Wallonie picarde" en 2006. On l'a redécouvert.

Et au fond, c'est peut-être mieux ainsi. Un nom qui revient naturellement après 76 ans d'oubli, c'est la preuve qu'il colle vraiment à une réalité territoriale, linguistique, identitaire.

Certaines expressions s'imposent d'elles-mêmes, traversent les époques, disparaissent et ressurgissent quand on en a besoin. "Wallonie picarde" fait partie de celles-là.


Épilogue : faire du neuf avec du vieux

Cette histoire de "Wallonie picarde" nous rappelle une vérité : rien ne se crée vraiment, tout se transforme.

Les débats de 2006 n'étaient pas vains. Même si le terme existait en 1930, il a fallu tout le travail du Conseil de Développement pour lui redonner vie, le charger d'un projet territorial, le faire adopter par les institutions.

Le "nouveau" nom de 2006 n'est pas le même que celui de 1930. En 1930, c'était une description géographique dans une revue spécialisée. En 2006, c'est devenu un projet politique, économique, culturel porté par 350.000 habitants et 23 communes.

On a fait du neuf avec du vieux. Et c'est très bien comme ça.


Source

  • "La Vie à la campagne : travaux, produits, plaisirs", n° du 15 décembre 1930, article "Modèles régionaux d'habitations rurales", section "Architecture régionale - Wallonie picarde"