Rouge et blanc : quand les Tournaisiens ont refusé les fleurs de lys du roi

Vous avez sûrement remarqué ces couleurs partout dans notre ville : le rouge et le blanc ornent les drapeaux, les documents officiels, les maillots du RFC Tournai. A l'occasion de la kermesse, tournai.be annonçait "Kermesse de Tournai: quatre jours formidables en rouge et blanc". Mais d'où viennent ces couleurs ? Et pourquoi le blason de Tournai arbore-t-il aujourd'hui trois fleurs de lys dorées sur fond bleu, alors que nos couleurs historiques sont le rouge et le blanc ? L'histoire est plus complexe — et plus savoureuse — qu'on ne l'imagine.
Des armoiries "de temps immémorial"
Selon l'historien Jean Cousin, les armoiries de Tournai étaient "depuis des temps immémoriaux" de gueules au blanc château. En langage héraldique moderne, on dirait : "de gueules à la tour d'argent" — un château ou une tour blanche sur fond rouge.
Pourquoi ces couleurs ? Le rouge (gueules) symbolise traditionnellement le courage, la valeur guerrière et la fidélité. Le blanc (argent) représente la pureté, l'intégrité et la franchise. Deux vertus que Tournai revendiquait fièrement au Moyen Âge.
Quant à la tour elle-même, elle fait probablement référence aux puissantes fortifications de la ville. Tournai, place forte stratégique à la frontière entre le royaume de France et les possessions bourguignonnes, était réputée pour ses remparts imposants. Le château symbolise cette force défensive qui a permis à la cité de traverser les siècles.
1426 : le roi offre ses fleurs de lys
Selon l'historien Jean Cousin, ce serait Charles VI (1380-1422) qui aurait ajouté un chef d'azur à trois fleurs de lys d'or. Mais rien n'était alors officiel.
Par un diplôme de septembre 1426 et en récompense des sentiments d'inébranlable fidélité que Tournai manifestait envers la France, Charles VII de France autorisa les Tournaisiens à briser leurs armes, qui étaient "de gueules à un château d'argent", "d'un chef d'azur à 3 fleurs de lis".
En France, cette distinction était un honneur considérable. Dans la France du Nord et de l'Est, dominée par la maison de Bourgogne, deux entités sont restées fidèles au roi Charles VII : la commune de Tournai et la capitainerie de Vaucouleurs. Pour Tournai, qui avait résisté aux pressions bourguignonnes et anglaises pendant la guerre de Cent Ans, c'était la reconnaissance ultime de sa loyauté.
Mais voilà : à Tournai, cette autorisation royale reste d'abord lettre morte. Le magistrat refusa cette modification et "la tour donjonnée d'argent" continua, officiellement du moins, à former seule les armes de Tournai jusque vers 1740.
1429 : le peuple vote contre les fleurs de lys
L'anecdote la plus savoureuse se passe trois ans plus tard. Ce n'est qu'en 1429 que les consaux décident de consulter les gens des corporations, c'est-à-dire le peuple. Une grosse majorité se prononce pour le maintien des anciennes armes. Plus précisément, le registre aux délibérations à la date du 10 juillet 1429 mentionne cette consultation.
Imaginez la scène : le roi de France offre gracieusement son emblème royal à la ville, et les Tournaisiens... votent pour le refuser ! Ce n'est pas de l'ingratitude, mais plutôt un attachement viscéral à l'identité locale. Les armoiries "de temps immémorial" — rouge et blanc, simples et fortes — suffisent amplement. Pourquoi s'encombrer de symboles extérieurs, même royaux ?
Cette consultation populaire témoigne aussi de quelque chose d'exceptionnel : à une époque où les décisions se prenaient généralement entre nobles et échevins, Tournai consulte ses corporations, son peuple. La république communale tournaisienne, fière de son autonomie depuis le XIIe siècle, affirme son caractère démocratique même dans le choix de ses armoiries.
Les fleurs de lys finissent par s'imposer
Malgré ce vote populaire, les fleurs de lys finiront par apparaître sur les armoiries officielles de Tournai. La brisure sera quand même adoptée plus de deux siècles plus tard, "sans doute pour plaire à Louis XIV", qui en 1667 avait assiégé et conquis Tournai. À cette époque [vers 1740], la ville fit graver son premier cachet armorié où l'écu porte la "tour au chef de France".
XIXe siècle : château ou fort ? Le débat fait rage
Un arrêté royal de 1838 est très critiqué par les Tournaisiens car il attribue un fort alors qu'il s'agit d'un… château. Les édiles tournaisiens ne plaisantent pas avec leurs armoiries ! La distinction peut sembler subtile, mais elle est importante : un château évoque la noblesse, l'histoire glorieuse ; un fort, une simple construction militaire.
Ces critiques sont sans doute à la base des modifications officialisées par un Arrêté Royal du 30-4-1931 : "de gueules à la tour d'argent ouverte, crénelée d'une pièce et de deux demies, à la herse levée du même, percée de deux meurtrières, maçonnée de sable, au chef cousu d'azur chargé de trois fleurs de lis d'or rangées ; l'écu timbré d'une couronne d'or à cinq fleurons".
Notez le niveau de détail : on précise que la tour a une herse levée, deux meurtrières, qu'elle est maçonnée de noir (sable)... Rien n'est laissé au hasard.

Pourquoi une couronne royale ?
Autre particularité intéressante : la Ville de Tournai demande et obtient des armoiries coiffées d'une couronne royale. L’historien Yves Jorissen avance une hypothèse : « Beaucoup de nos anciens concitoyens étaient férus d’histoire locale et, pour eux, Tournai conservait le souvenir du séjour des rois francs dans ses murs – entre le début du Ve siècle et la fin du règne de Childéric Ier – comme l’un de ses principaux titres de gloire : cité royale. »
Vers 430, les Francs saliens s’installent dans la région et Tournai devient l’un des centres principaux de leur royaume. Childéric Ier, père de Clovis, y règne et joue un rôle militaire important, notamment dans la défense des territoires situés au sud. À sa mort, vers 481, Clovis lui succède. Au fil de ses conquêtes, il étend son pouvoir et déplace progressivement le centre de son autorité vers Soissons, après 486, puis vers Paris, qui deviendra plus tard le cœur de son royaume.
Cette mémoire de "première capitale de leur royaume" n'a jamais quitté l'imaginaire tournaisien. La couronne royale sur les armoiries perpétue ce souvenir prestigieux.
Rouge et blanc : l'identité au-delà du blason officiel
Aujourd'hui, le blason officiel de Tournai comprend donc le rouge, le blanc, le bleu et l'or. Mais dans l'usage quotidien — drapeaux, documents, identité visuelle — ce sont le rouge et le blanc qui dominent largement. Les couleurs "de temps immémorial", celles que le peuple a voulu conserver en 1429, restent les vraies couleurs identitaires de la ville.
Cette permanence témoigne d'un attachement profond. Plus que des choix esthétiques, le rouge et le blanc racontent l'histoire d'une ville qui a toujours jalousement gardé son indépendance, son identité propre — quitte à refuser poliment les honneurs royaux.
2014 : le logo moderne et les débats contemporains
En mai 2014, la Ville de Tournai a décidé d'adopter le logo de l'office du tourisme pour l'ensemble de sa communication officielle. Le logo avait été commandé par IDETA l'année précédente au siège lillois de l'agence parisienne — "Score DDB" — pour le centre de tourisme.

D'un point de vue graphique, le nouveau logo a voulu reprendre les éléments clés de l'identité de la ville : la tour qui apparaît via le T de la ville, ainsi que les bandes colorées pouvant faire écho à un agencement de briques.
N'y a-t-il pas dans ce cas une erreur dans l'introduction, lorsque nous écrivons "Et pourquoi le blason de Tournai arbore-t-il aujourd'hui trois fleurs de lys dorées sur fond bleu, alors que nos couleurs historiques sont le rouge et le blanc ? "
Non : le blason officiel de la ville, tel que défini par l’Arrêté Royal de 1931, comporte toujours un chef d’azur chargé de trois fleurs de lys d’or. Sur le plan héraldiques officiel, le blason actuel arbore donc encore ces fleurs de lys, même après 2014.
En revanche, dans la communication visuelle quotidienne depuis 2014, la ville utilise un logo moderne qui ne reprend pas les fleurs de lys, mais met en avant la tour stylisée et les couleurs rouge et blanc. Dans l’usage pratique, le bleu et les fleurs de lys n’apparaissent donc plus.
Ce choix a suscité des débats passionnés. Certains y voient une modification esthétique qui devrait être le sujet d'une délibération citoyenne plutôt qu'être arbitrairement décidée par un conseil mal avisé. D'autres critiquent le fait qu'une agence française ait été choisie alors que Tournai dispose de deux grandes écoles artistiques.
Le débat n'est pas nouveau : depuis le vote populaire de 1429 jusqu'aux discussions sur le "fort" ou le "château" au XIXe siècle, les Tournaisiens ont toujours eu des opinions bien tranchées sur leurs armoiries. Cette passion pour les symboles de la ville témoigne d'un attachement identitaire qui traverse les siècles.
Alors, la prochaine fois que vous voyez du rouge et du blanc sur un drapeau tournaisien, souvenez-vous : ces couleurs ont résisté aux offres des rois, aux modifications administratives, et continuent de représenter fièrement une ville qui n'a jamais renoncé à son caractère.
Sources vérifiées
- Article "Pour un retour des 'vraies' armoiries", L'Avenir, 25 octobre 2012
- Forum Héraldique, discussion "[BELGIQUE] TOURNAI", août 2015
- Arrêté Royal du 30 avril 1931 concernant les armoiries de Tournai (cité dans le forum héraldique)
- JORISSEN, Yves, recherches sur l'histoire des armoiries tournaisiennes (cité dans L'Avenir)
- Annales de la Société historique et archéologique de Tournai, registre du 10 juillet 1429
- Histoire de Tournai, sources multiples
- Site des Amis de la Citadelle de Tournai
- "Tournai reprend le logo du tourisme comme sigle officiel", L'Avenir, 7 mai 2014
- "Tournai délaisse son blason", LOGONEWS, 9 mai 2014