Quand Tournai était anglaise (1513-1519)
Septembre 1513. La panique s'empare de Tournai. Les habitants, terrifiés par les nouvelles du sort réservé à Thérouanne — dont il ne reste que l'église et quelques maisons après le passage des troupes d'Henri VIII — s'inquiètent de l'arrivée des armées ennemies. Malgré leurs démarches auprès de Marguerite d’Autriche, à Lille, pour acheter la neutralité de la ville à prix d’or, Henri VIII s’est laissé convaincre par Maximilien d’Autriche, désireux de rattacher Tournai aux possessions promises à son petit-fils Charles Quint, et par son chapelain Thomas Wolsey, avide d’obtenir l’évêché vacant et ses riches revenus.
Thérouanne : une destruction exemplaire
Thérouanne, ancienne cité épiscopale française enclavée en territoire bourguignon (l'actuel Pas-de-Calais), fut la première cible d'Henri VIII et de Maximilien en août 1513. Après la victoire de la bataille de Guinegatte le 16 août (la "Journée des éperons"), les armées alliées assiègent la ville qui capitule le 22 août. Mais Henri VIII ne se contente pas de cette reddition : ses troupes pillent méthodiquement la cité, abattent ses murailles jusqu'aux fondations, comblent les fossés et mettent le feu aux habitations avant de partir. Seule l'église et quelques maisons subsistent.
Cette destruction systématique vise à punir la résistance française et à empêcher toute reconstruction militaire. François Ier fera reconstruire les fortifications après 1515, mais le destin de Thérouanne est scellé : en 1553, Charles Quint ordonnera l'anéantissement total de la ville — cette fois même la cathédrale sera rasée. Thérouanne ne se relèvera jamais et disparaîtra complètement du paysage. Aujourd'hui, aucune trace ne subsiste de cette ville qui fut pourtant l'un des sièges épiscopaux les plus importants du nord de la France.
Un siège éclair et une entrée triomphale
Dans le contexte de la Sainte Ligue (1511 - 1513) formée sous l'impulsion du pape Léon X avec les adversaires du roi de France Louis XII (Maximilien d'Autriche, Ferdinand d'Aragon et Henri VIII), Henri VIII d'Angleterre et l'empereur Maximilien Ier unissent leurs forces. Après leur victoire à la bataille de Guinegatte le 16 août 1513 — surnommée "Journée des éperons" — et la prise de Thérouanne, les armées alliées se tournent vers Tournai.
Dans la nuit du 9 au 10 septembre, un curé de village dépêché par le seigneur de Wannehain avertit les Tournaisiens que les alliés marchent sur la ville. Les habitants des faubourgs se réfugient derrière les murailles avec bétail et biens, on achève de brûler les faubourgs et d'abattre les arbres. Le siège commence le 17 septembre 1513. Les canons bombardent la muraille et le 18 la tour Blandinoise menace ruine. La ville doit négocier rapidement. La rencontre décisive a lieu au château de la Marlière à Orcq, où Henri VIII a installé son campement. L'accord obtenu est coûteux : 50 000 écus d'or de contribution de guerre à payer sur dix ans, plus 4000 livres tournois d'aide extraordinaire. Les clés de la ville sont remises le 23 septembre à Henri VIII qui les attends au château de la Marlière.
Deux jours plus tard, le 25 septembre 1513, Henri VIII fait son entrée triomphale. À cheval, vêtu d'une robe de drap d'or et portant un collier de pierreries et de perles, il se présente à la porte Sainte-Fontaine (qui deviendra des Sept Fontaines par déformation du nom), escorté de ses 800 archers de la garde royale. Les chanoines de la cathédrale élèvent au-dessus de lui un dais aux couleurs anglaises : velours rouge et bleu semé de fleurs de lys et de léopards. Tournai devient officiellement anglaise — la seule ville de l'actuelle Belgique à avoir jamais été possession britannique.
Deux semaines de fête somptueuse
Mais avant de partir, Henri VIII organise deux semaines de festivités spectaculaires pour impressionner ses invités prestigieux, dont l'empereur Maximilien. Du 28 septembre au 13 octobre 1513, Tournai devient le théâtre de spectacles grandioses : joutes chevaleresques, parties de jeu de paume, tournois sur la Grand-Place et cortèges colorés. Ces distractions royales marquent tellement les esprits que quatre cents ans plus tard, en juillet 1913, les Tournaisiens organiseront une reconstitution historique du tournoi médiéval — un hommage tardif à ces journées extraordinaires où leur ville fut le centre de l'Europe.
Une intégration politique sans précédent
Henri VIII ne traite pas Tournai comme une simple conquête militaire. La ville est pleinement intégrée au système politique anglais d'une manière extraordinaire : elle devient une constituency et obtient le droit d'envoyer deux députés à la Chambre des Communes de Westminster. Un député tournaisien est identifié : Jean le Sellier, figure importante de la ville qui collabore avec le gouverneur et le cardinal Wolsey.
Cette représentation parlementaire — unique pour une ville continentale — illustre l'ambition d'Henri VIII de faire de Tournai une possession pérenne, comparable à Calais. La ville conserve ses quatre conseils municipaux traditionnels (les éwardiers, les prévôts et jurés, les maieurs et échevins, et le conseil des guildes), mais doit composer avec l'autorité du gouverneur anglais.
La garnison anglaise : une présence pesante
Le 13 octobre 1513, Henri VIII quitte enfin Tournai pour Lille, laissant derrière lui le lieutenant-général Sir Edward Poynings avec une garnison imposante de 4000 fantassins et 1000 cavaliers. Pour les Tournaisiens, l'occupation militaire devient rapidement un fardeau : ils doivent loger ces milliers de soldats britanniques dans leurs propres maisons.
Edward Poynings, vétéran des guerres d'Henri VII et ancien Lord Deputy d'Irlande, gouverne la ville avec fermeté mais dans un contexte de tensions croissantes. En mauvaise santé, il est remplacé en janvier 1515 par William Blount, 4e baron Mountjoy, qui sera lui-même suivi en 1517 par Sir Richard Jerningham.
Une citadelle contre l'hostilité locale
L'hostilité de la population envers l'occupation anglaise ne cesse de croître. Si la ville a dû capituler, le peuple n'en reste pas moins attaché à la monarchie française. Les rues de Tournai deviennent dangereuses pour les soldats anglais qui logent chez l'habitant : embuscades au détour d'une ruelle, coups de poignard dans la pénombre, noyades mystérieuses dans l'Escaut... La violence urbaine s'installe. En 1515, face à ces "marques d'hostilité croissantes", le gouverneur Poynings décide de construire deux citadelles fortifiées : une sur la rive droite de l'Escaut pour mettre ses hommes à l'abri et une seconde sur les hauteurs, là ou la citadelle de Louis XIV sera construite. Cette deuxième citadelle restera à l'état de projet. La citadelle établie rive droite occupe tout un quartier de la ville. Un fossé et une courtine séparent désormais le secteur nord de la ville du reste de l'enceinte, créant une "petite forteresse dans la grande".
A l'angle de la citadelle se dresse la "Grosse Tour" — une tour d'artillerie aujourd'hui aussi appelée Tour Henri VIII. Cette impressionnante structure circulaire, construite en grès et pierre calcaire, mesure 27,5 mètres de diamètre pour 21 mètres de hauteur, avec des murailles épaisses de près de 7 mètres à la base. Elle comprend deux casemates superposées percées de canonnières. Les travaux de fortification coûtent environ 40 000 livres sterling — une somme considérable pour l'époque.

Voici comment A.F.J. Bozière décrivait cette tour dans son ouvrage "Tournai ancien et moderne", publié en 1864:
Tour d’Henri VIII. — La Grosse Tour, ou Tour des Anglais ou d'Henri VIII, est construite en grés; chaque assise est reliée par des agrafes en fer. Un toit conique qui a disparu, la surmontait encore vers 1750. La tour est à deux étages : le premier dont le sol est au niveau du terre-plein du rempart, forme une belle salle ronde de 13 m. 80 c. de diamètre, recouverte d’une voûte fortifiée par des nervures carrées. Un escalier ménagé dans l’épaisseur d’une muraille qui n’a pas moins de 6 m. 95 c., conduit à l’étage inférieur qui, à l’exception des nervures, de la voûte qu’on ne trouve pas ici, est en tout semblable au premier. Un jour faible pénètre dans ces pièces par deux ouvertures circulaires et correspondantes, ménagées au centre de chaque voûte, disposition que l’on retrouve an château de Coucy, décrit par Viollet-le-Duc. On monte à la terrasse qui recouvre la tour au moyen de degrés établis dans l’épaisseur de la muraille, comme ceux qui servent pour l’étage inférieur. Un parapet à hauteur de poitrine règne autour de cette terrasse d'où l'œil embrasse un assez vaste horizon. La hauteur totale de l'édifice, prise du fossé, est de 21 m.
La citadelle englobe l'église Saint-Nicolas, l'hôpital Saint-André, la maison du gouverneur et... la Monnaie. Ce quartier du "Château" garde encore aujourd'hui son nom. Il faut aussi rappeler qu'auparavant un château avait déjà été établi dans ce quartier alors qu'il était contrôlé par le seigneur de Mortagne, vassal du comte de Flandre.
Des mesures économiques ambitieuses
Conscient que de nombreuses grandes fortunes ont fui la ville, Henri VIII tente de revitaliser l'économie tournaisienne. Il octroie à la ville plusieurs privilèges commerciaux : l'importation en franchise de laines anglaises (produit stratégique du royaume), et surtout l'octroi de "l'étape des grains" — un droit lucratif permettant de décharger et de mettre en vente le sixième de toute cargaison transitant par l'Escaut.
Ces mesures visent à faire de Tournai un hub commercial intégré à l'économie anglaise. Mais la réalité est plus complexe : la présence militaire coûte cher, et la ville peine à retrouver sa prospérité d'antan sous occupation étrangère.
Le rôle trouble du cardinal Wolsey
Un personnage clé de cette période est Thomas Wolsey, le tout-puissant cardinal et lord-chancelier d'Henri VIII. En plus de ses nombreuses fonctions, Wolsey cumule également le titre d'évêque de Tournai — une sinécure qui lui rapporte des revenus substantiels sans qu'il ne mette jamais les pieds dans la ville.
Wolsey jouera un rôle déterminant dans la rétrocession de Tournai à la France. Sa vénalité bien connue sera exploitée par les négociateurs français : lorsque François Ier négocie le rachat de la ville, une "pension" personnelle conséquente pour Wolsey fait partie intégrante des tractations.
Le retour à la France : une affaire d'argent
En 1515, François Ier succède à Louis XII sur le trône de France. Récupérer Tournai devient l'une de ses priorités. Mais Henri VIII, bien qu'il ne tienne pas particulièrement à conserver cette enclave coûteuse, sait qu'elle a une valeur marchande.
Les négociations aboutissent au traité de Londres du 4 octobre 1518. François Ier accepte de payer 600 000 écus d'or pour racheter Tournai — une somme colossale équivalant à environ 1 050 000 livres tournois. À cela s'ajoutent le remboursement partiel des frais de construction de la citadelle (23 000 livres) et le règlement des dettes des habitants de la ville. Le traité prévoit également les fiançailles de Marie Tudor, fille d'Henri VIII alors âgée de 2 ans, avec le dauphin François, âgé de 3 ans.
Les versements s'échelonnent : 50 000 livres tournois aux 1er mai et 1er novembre pour le remboursement de la dette générale, 25 000 livres aux mêmes dates pour le rachat spécifique de Tournai. Cette transaction fait d'Henri VIII l'un des principaux créanciers du royaume de France.
Le Camp du Drap d'Or : quand l'orgueil français offense le roi anglais
Pour sceller cet accord et célébrer l'amitié retrouvée entre les deux couronnes, une rencontre somptueuse est organisée en juin 1520 près de Calais : le fameux Camp du Drap d'Or. Pendant deux semaines, François Ier et Henri VIII rivalisent de faste dans des tentes de brocart d'or. Banquets, joutes, tournois... et une gaffe diplomatique qui reste dans les annales.
Lors d'un moment de détente, François Ier défie Henri VIII à la lutte bretonne (le gouren). Le roi de France, athlétique et confiant, terrasse facilement son homologue anglais devant toute la cour. Henri VIII, humilié publiquement, quitte les lieux profondément frustré. Cet incident, apparemment anodin, ternit les relations entre les deux monarques. Quelques mois plus tard, Henri VIII se rapprochera de Charles Quint... et Tournai, redevenue française, sera à nouveau assiégée en 1521, cette fois par l'empereur.
Février 1519 : la fin de l'épisode anglais
Le 9 février 1519, le maréchal de France Gaspard de Coligny reçoit officiellement la ville des mains des Anglais. Le lendemain, le comte de Worcester relève les Tournaisiens de leur serment à Henri VIII. Le 12, l'évêque Guillard — celui-là même qui avait été désigné évêque de Tournai par le pape en 1513 mais n'avait jamais pu prendre ses fonctions — vient enfin prendre possession du siège épiscopal.
Le 14 février, les Tournaisiens prêtent serment de fidélité au roi de France, et le 19, ils reçoivent confirmation de leurs privilèges municipaux. Quatre cents gens d'armes royaux français s'installent dans l'ancienne citadelle anglaise. L'épisode britannique de Tournai s'achève après cinq ans et quatre mois.
Mais ce retour à la France sera éphémère : dès 1521, Charles Quint assiégera Tournai et l'intégrera définitivement aux Pays-Bas espagnols, marquant la fin de près de quatre siècles de statut de ville française.
Un patrimoine oublié
Aujourd'hui, il ne subsiste qu'un seul témoin de cette période anglaise : la Tour Henri VIII, classée monument en 1963 et inscrite au patrimoine exceptionnel de Wallonie depuis 2016. Longtemps utilisée comme musée d'armes (1930-1999), elle doit être restaurée et demeure dans le parc Henri VIII, vestige spectaculaire d'une époque où Tournai fut brièvement sujette de la Couronne britannique.
Étrangement, en 2013, aucune commémoration officielle n'a marqué le 500e anniversaire de cet épisode singulier. Pourtant, l'histoire de Tournai anglaise reste unique : jamais auparavant ni depuis une ville continentale n'a été si profondément intégrée au système politique britannique, jusqu'à envoyer ses représentants siéger parmi les lords et les commons à Westminster.
Cartes postales de la Tour Henry VIII (ou la Grosse Tour) au fil du temps







Mise à jour du 26 octobre 2025
Suite à la publication de cet article, Benoît Dochy nous rappelle opportunément un deuxième élément de la période anglaise qui mérite d'être développé : le bolwerk. "Le bolwerk, ou boulevard d'artillerie, est visible dans le jardin de la reine. Des fouilles effectuées lors du chantier de l'Escaut ont permis de découvrir la base du mur côté Escaut (et l'adjonction sous Louis XIV du nouveau mur de quai)."
Le lecteur intéressé trouvera ci-dessous:
- deux vues du Jardin de la Reine montrant ce bolwerk
- une reproduction du plan de Guicciardin (1582) montrant le quartier du château et la tour Henri VIII (en 12). On peut voir le bolwerk en haut à droite, encadrant la tour du Bourdiel (Pont des Trous). Ce plan est visible dans "Tournai Ancien et Moderne" de A.F.J. Bozière (planche VII)
- une lithographie de Louis Haghe (1824) montrant les fortifications du Pont des Trous (à l'avant plan un batardeau sur la rive droite et derrière, le haut mur du boulevard d’artillerie en rive gauche)




Sources principales :
- CHOTIN, Alexandre Guillaume, Histoire de Tournai et du Tournésis, livre 2.
- CRUICKSHANK, Charles G., The English Occupation of Tournai, 1513-1519, Oxford, Clarendon Press, 1971.
- DERAMAIX, I., DOSOGNE, M. et WEINKAUF, E., "Dernières découvertes concernant les enceintes tournaisiennes", Mémoires de la Société Royale de Tournai, t. XIII, 2010, pp. 97-124.
- HOCQUET, Adolphe, "Tournai et l'occupation anglaise (1513-1519)", Bibliothèque de l'École des chartes, 1901, tome 62, pp. 397-400.
- PIERQUIN, Philippe, "La tour Henri VIII, citadelle anglaise", Tournai, Les Amis de la Citadelle de Tournai, 2013.
- ROLLAND, Paul, Histoire de Tournai, Tournai, Casterman, 1956.
- SALAMAGNE, A., "Château ou Citadelle ? Les fortifications de Tournai et la fin de l'architecture médiévale", dans Mémoires de la Société royale d'Histoire et d'Archéologie de Tournai, t. VIII, 1995.
- History of Parliament Online, "Tournai" et "Edward Poynings", consulté en octobre 2025.
- Site officiel de la Ville de Tournai et Connaître la Wallonie, notices historiques consultées en octobre 2025.