La rue Trouvée : histoire d'une rue disparue de Tournai

Au pied du Fort Rouge, entre les fortifications médiévales et la Placette aux Oignons, s'étendait autrefois un fossé qui connut plusieurs vies avant de disparaître sous les pavés du XXe siècle. Ce fossé donna naissance à une rue éphémère et sans statut officiel : la rue Trouvée, également connue sous le nom de Fossé Kinsoen.
Un fossé militaire devenu terrain de tir
L'histoire de cette voie singulière commence avec la première enceinte communale de Tournai, édifiée au XIIe siècle. Le Fort Rouge, cette imposante tour d'angle dont le toit de tuiles rouges lui donna son nom, était protégé par un fossé sec. Lorsque la ville s'agrandit et qu'une deuxième, puis une troisième enceinte furent construites au XIIIe siècle, ce fossé perdit sa fonction défensive.
Les archives révèlent qu'il fut alors affecté à un nouvel usage : terrain d'entraînement pour la ghilde des archers de Saint-Sébastien. Ces confréries militaires, chargées de la défense de la cité médiévale, y pratiquaient le tir à l'arc.
La transformation du fossé par Henri-François Kinsoen
Au début des années 1800, un tournant s'opère. Henri-François Kinsoen, propriétaire d'un bâtiment de la rue et d'une partie du fossé, décide de reconvertir cet ancien espace militaire. Il y fait construire de petites maisons, transformant ainsi le site en une « espèce d'impasse », selon les termes de Bozière dans son Tournai ancien et moderne (1864):
FOSSE KINSOEN Son terrain situé plus bas que la Placette aux Oignons , n’est autre qu’un fossé des anciennes fortifications, où l’on vit longtemps le jardin de la ghilde des archers de Saint-Sébastien ; M. Kinsoen, son propriétaire, le convertit en une espèce d’impasse vers 1830 et y bâtit des maisons ; le Fossé Kinsoen , nommé aussi rue Trouvée, et tout simplement Fossé par ses habitants, n’a pas de titre officiel. Il communique à la Placette aux Oignons au moyen d’un escalier en pierre.
Cette urbanisation spontanée, caractéristique d'une époque où Tournai connaît de profondes mutations après son rattachement à la Belgique indépendante en 1830, donne naissance à une voie qui ne portera jamais de titre officiel.
Une triple identité et un escalier monumental
La particularité de cette voie réside dans sa triple dénomination : Fossé Kinsoen pour rappeler son propriétaire et sa nature d'ancien fossé, rue Trouvée dans l'usage courant, et tout simplement Fossé pour ses habitants. Cette absence de titre officiel en fait une curiosité administrative, une rue fantôme qui existe dans les faits mais pas dans les registres de la ville.
Le nom "rue Trouvée" revêt un double sens symbolique. D'une part, il désigne une rue nouvellement « trouvée » ou créée dans un espace jusqu'alors non bâti. D'autre part, selon certains documents et témoignages d'historiens locaux, ce nom pourrait également faire référence aux "filles perdues" qui y cherchaient le client, donnant lieu à plusieurs plaintes déposées auprès des Consaux, les échevins de l'époque.
Mais il existe une troisième hypothèse, particulièrement séduisante : un jeu de mots délibéré avec la rue Perdue toute proche. Cette dernière, qui existe toujours et longe le Fort Rouge, tire son nom de sa situation "perdue" à l'extérieur des anciens remparts. L'opposition "Perdue" / "Trouvée" ne serait-elle pas un clin d'œil toponymique typique de l'humour populaire tournaisien ? Une rue perdue aux confins de la ville médiévale, et une rue trouvée dans un fossé oublié : deux noms qui se répondent en écho et témoignent de la fantaisie des Tournaisiens dans leur manière de baptiser leurs voies.
Pour rejoindre la Placette aux Oignons, située en surplomb, un escalier monumental de 40 à 50 marches en pierre permettait de gravir le dénivelé hérité de l'ancienne topographie défensive. Le fossé se trouvait donc plus bas que la placette, ce détail architectural soulignant la fonction première du site : un fossé creusé au pied des remparts qui protégeait autrefois la cité.
Une disparition progressive
Au fil du temps, le fossé fut comblé. Le Fort Rouge, ayant perdu toute fonction militaire, fut intégré dans des propriétés privées, notamment celle du comte Dumortier dont les jardins s'étendaient jusqu'à la tour. Les petites maisons de la rue Trouvée vécurent quelques décennies avant de disparaître.
Le quartier subit de lourds dommages lors des bombardements allemands de mai 1940. Le site des XII Césars – du nom de la maison du comte Dumortier construite en 1750 et dont la façade était ornée de bustes de César – resta longtemps à l'état de friche. Différents projets immobiliers furent élaborés sans aboutir, laissant plusieurs bâtiments se dégrader.
Renaissance d'un quartier historique
De 1996 à 2007, puis dans les années 2010-2020, d'importants travaux de revitalisation redonnèrent vie à cet îlot. Le projet comprit la réalisation du square Delannay, la construction de résidences, la réhabilitation de l'ancien arsenal des pompiers, la création d'un parking souterrain rue Perdue, et le sauvetage et la restauration du Fort Rouge.
Le Fort Rouge fut restauré et transformé en lieu d'expositions. Les fouilles archéologiques menées lors de ces travaux permirent de dégager les vestiges d'une tour plus ancienne et d'approfondir la connaissance de cette fortification médiévale. Un parc urbain fut aménagé au cœur de l'îlot, dominé par la statue de Martine, en hommage au dessinateur tournaisien Marcel Marlier. La Placette aux Oignons, entièrement rénovée entre 2019 et 2020, accueille désormais un rond-point paysager.
Un témoin du passé effacé
Aujourd'hui, rien ne rappelle plus l'existence de la rue Trouvée. Seuls les archives, les plans anciens et les écrits d'historiens comme Bozière témoignent de cette impasse sans nom qui, pendant quelques décennies, abrita une poignée de petites maisons au fond d'un ancien fossé médiéval.
Cette rue disparue illustre comment les anciens éléments de fortification, devenus obsolètes après les démantèlements successifs des remparts, furent recyclés en espaces habitables avant d'être finalement effacés par les transformations urbaines du XXe siècle. Elle raconte, à sa manière, l'histoire d'une ville qui transforma progressivement son visage médiéval pour s'adapter aux besoins d'une société en perpétuelle mutation.
Mise à jour - 17 octobre 2025
Benoît Dochy nous a écrit pour partager deux de ses publications parues dans les Bulletins de Pasquier Grenier (n° 93 et 98), consacrées au Fossé Kinsoen.
Ces bulletins sont disponibles en ligne sur le site de l’association : www.fpg.be
Un grand merci à Benoît pour ce partage !
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Sources :
- Bozière, Aimé-François-Joseph, Tournai ancien et moderne, Tournai, Adolphe Delmée, 1864
- Annales de la Société historique et archéologique de Tournai, nouvelle série, tome 8
- Dochy, Benoît, blog "Tournai et environs en photo", 2007
- Articles de presse : L'Avenir, 2019-2020